Le Conseil constitutionnel a été saisi le 4 juillet 2013 par le Conseil d'État (décision n° 368107 du 3 juillet 2013), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité posée par M. Smaïn Q. et Mme Carolina L., relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l'article L. 2125-8 du code général de la propriété des personnes publiques.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,
Vu la Constitution ;
Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
Vu le code général de la propriété des personnes publiques ;
Vu le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Vu les observations produites pour les requérants par Me Yannick Normand, avocat au barreau de Paris, enregistrées les 26 juillet et 30 août 2013 ;
Vu les observations produites pour l'établissement public Voies navigables de France, partie en défense, par Me Jean-Christophe Balat, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées le 24 juillet 2013 ;
Vu les observations produites par le Premier ministre, enregistrées le 26 juillet 2013 ;
Vu les pièces produites et jointes au dossier ;
Me Normand, pour les requérants, Me Balat, pour la partie en défense et M. Xavier Pottier, désigné par le Premier ministre, ayant été entendus à l'audience publique du 12 septembre 2013 ;
Le rapporteur ayant été entendu ;
1. Considérant qu'aux termes de l'article L. 2125-8 du code général de la propriété des personnes publiques : « Sans préjudice de la répression au titre des contraventions de grande voirie, le stationnement sans autorisation d'un bateau, navire, engin flottant ou établissement flottant sur le domaine public fluvial donne lieu au paiement d'une indemnité d'occupation égale à la redevance, majorée de 100 %, qui aurait été due pour un stationnement régulier à l'emplacement considéré ou à un emplacement similaire, sans application d'éventuels abattements » ;
2. Considérant que, selon les requérants, ces dispositions portent atteinte au principe de nécessité des peines garanti par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ainsi qu'aux droits de la défense ;
- SUR LE GRIEF TIRÉ DE LA VIOLATION DU PRINCIPE DE NÉCESSITÉ DES PEINES :
3. Considérant que les requérants font valoir que la majoration de 100 % instituée par les dispositions contestées, qui s'ajoute à la sanction que le juge administratif peut prononcer dans le cadre de la procédure de contravention de grande voirie, revêt un caractère manifestement disproportionné et méconnaît le principe de nécessité des peines garanti par l'article 8 de la Déclaration de 1789 ;
4. Considérant qu'aux termes de l'article 8 de la Déclaration de 1789 : « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée » ; que les principes énoncés par cet article s'appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d'une punition ;
5. Considérant que l'article L. 2125-8 du code général de la propriété des personnes publiques prévoit que le stationnement sans autorisation d'un bateau, navire, engin flottant ou établissement flottant sur le domaine public fluvial donne lieu au paiement d'une indemnité d'occupation égale à la redevance, majorée de 100 %, qui aurait été due pour un stationnement régulier à l'emplacement considéré ou à un emplacement similaire, sans application d'éventuels abattements ; qu'en instituant cette majoration, le législateur a entendu dissuader toute personne d'occuper sans autorisation le domaine public fluvial et réprimer les éventuels manquements à cette interdiction ; que, par suite, une telle majoration constitue une sanction ayant le caractère d'une punition au sens de l'article 8 de la Déclaration de 1789 ;
6. Considérant, d'une part, que l'article 61-1 de la Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement, mais lui donne seulement compétence pour se prononcer sur la conformité des dispositions législatives soumises à son examen aux droits et libertés que la Constitution garantit ; que, si la nécessité des peines attachées aux infractions relève du pouvoir d'appréciation du législateur, il incombe au Conseil constitutionnel de s'assurer de l'absence de disproportion manifeste entre l'infraction et la peine encourue ;
7. Considérant que l'article L. 2125-8 fixe la majoration de la redevance applicable à 100 % du montant de la redevance due pour un stationnement régulier à l'emplacement considéré ou à un emplacement similaire, sans application d'éventuels abattements ; qu'en édictant cette majoration proportionnelle, égale au montant de la redevance due, l'article L. 2125-8 institue une sanction qui ne revêt pas, en elle-même, un caractère manifestement disproportionné ;
8. Considérant, d'autre part, que la majoration de la redevance prévue par l'article L. 2125-8 du code général de la propriété des personnes publiques s'applique « sans préjudice de la répression au titre des contraventions de grande voirie » ; qu'en particulier, outre le paiement de la majoration de 100 % de la redevance due pour un stationnement régulier, l'occupant sans droit ni titre du domaine public fluvial s'expose aux sanctions prévues par l'article L. 2132-9 du même code ; que le principe d'un tel cumul de sanctions n'est pas, en lui-même, contraire au principe de proportionnalité des peines garanti par l'article 8 de la Déclaration de 1789 ; que, toutefois, lorsque deux sanctions prononcées pour un même fait sont susceptibles de se cumuler, le principe de proportionnalité implique qu'en tout état de cause, le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l'une des sanctions encourues ; qu'il appartient donc aux autorités administratives compétentes de veiller au respect de cette exigence ; que, sous cette réserve, le grief tiré de la violation du principe de nécessité des peines doit être écarté ;
- SUR LE GRIEF TIRÉ DE LA VIOLATION DES DROITS DE LA DÉFENSE :
9. Considérant que, selon les requérants, en prévoyant que le gestionnaire du domaine public fluvial décide seul de l'application de la majoration de 100 % de la redevance, les dispositions contestées méconnaissent les droits de la défense ; qu'en outre, ils font grief aux dispositions contestées de s'appliquer automatiquement sans aucune décision juridictionnelle préalable ;
10. Considérant qu'aux termes de l'article 16 de la Déclaration de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution » ; que le principe de la séparation des pouvoirs, non plus qu'aucun autre principe ou règle de valeur constitutionnelle, ne fait obstacle à ce qu'une autorité administrative, agissant dans le cadre de prérogatives de puissance publique, puisse exercer un pouvoir de sanction dans la mesure nécessaire à l'accomplissement de sa mission, dès lors que l'exercice de ce pouvoir est assorti par la loi de mesures destinées à assurer la protection des droits et libertés constitutionnellement garantis ; qu'en particulier, doivent être respectés le principe de la légalité des délits et des peines ainsi que les droits de la défense, principes applicables à toute sanction ayant le caractère d'une punition, même si le législateur a laissé le soin de la prononcer à une autorité de nature non juridictionnelle ;
11. Considérant que la décision prononçant la majoration de 100 % prévue par l'article L. 2125-8 du code général de la propriété des personnes publiques peut être contestée devant la juridiction administrative ; qu'à ce titre, la juridiction saisie d'une demande à cette fin peut suspendre l'exécution du titre exécutoire pris sur le fondement des dispositions contestées ou en prononcer l'annulation ; qu'en confiant à l'autorité administrative gestionnaire du domaine public fluvial le pouvoir de prononcer cette majoration, les dispositions contestées ne méconnaissent pas les exigences constitutionnelles précitées ; que, par suite, le grief tiré de la violation des droits de la défense doit être écarté ;
12. Considérant que les dispositions contestées ne sont contraires à aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit ; que, sous la réserve énoncée au considérant 8, elles doivent être déclarées conformes à la Constitution,
D É C I D E :
Article 1er.- Sous la réserve énoncée au considérant 8, l'article L. 2125-8 du code général de la propriété des personnes publiques est conforme à la Constitution.
Article 2.- La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 26 septembre 2013, où siégeaient : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président, M. Jacques BARROT, Mmes Claire BAZY MALAURIE, Nicole BELLOUBET, MM. Guy CANIVET, Michel CHARASSE, Renaud DENOIX de SAINT MARC, Hubert HAENEL et Mme Nicole MAESTRACCI.
Rendu public le 27 septembre 2013.